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Flem de Rebecca Rosen

Edité en 2018 par Colundrum Press, éditions canadiennes pour la version originale en anglais, Flem est un codex classique de 7.5 sur 10.5cm, contenant 80 pages et relié en dos carré-collé.
La couverture est souple, cartonnée, avec rabats intérieurs nous renseignant sur les éditions et l'objet-livre (lieu d'impression, ISBN, aides financières et supports dont il a bénéficié, ...) et comprenant des informations générales ou légale relatives à l'oeuvre en elle-même (détails sur l'artiste qui l'a produite, résumé de l'histoire, copyright, ...)

Sur l'image en première de couverture, on reconnait les bords du canal bruxellois grace à la statue représentant une femme nue à l'entrée du pont au square Sainte-Clette, majestueuse, de face en premier plan et contre-plongée, visage tourné vers la lumière. En deuxième plan, de dos, face au soleil, accoudée sur une rembarde, le personnage principal, contemple l'autre rive.
Le décor de l'histoire est posé, nous sommes à Bruxelles où Julia, perturbée par la présence imposante de sa mère récemment décédée, va rencontrer un groupe de femmes activistes qui auront une forte influence sur elle.
Les tons rose pâle et mauve de la couverture, très doux, qu'on retrouve dans le livre en contraste avec les couleurs éclatantes ou le noir et blanc, infusent une note mélancolique.
Or, c'est bien de mélancolie dont il est question dans Flem. Celle qui mène de la névrose à la folie invivable et s'entremêle à celle qui nous fait agir souvent maladroitement pour “enterrer ce vieux monde” et bâtir un espace-temps qui n'a jamais existé -mais qu'on espère voir fleurir.

Techniquement parlant, ce qui est captivant -dans le cadre d'un cours sur l'édition et le multiple-, ce sont les deux procédés différents utilisés par l'artiste pour réaliser les planches de Flem, et la cohérence qu'il y a entre la forme et le fond.
Rebecca commence par dessiner les éléments séparément (textes, dessins, couleurs) à l'aide d'une table lumineuse puis assemble ces couches sur ordinateur, une méthode grandemment inspirée par sa pratique de la sérigraphie.
Ce processus de superposition fait écho au choix de narration non-linéaire qu'a fait l'autrice pour raconter l'histoire de Julia: les divers éléments et détails scénaristiques sont amenés de manière éparse, s'accumulant, invitant à observer, aller et revenir dans la lecture et laissant libre interprétation aux lecteurices.

Flem est une oeuvre de fiction entre la bande-dessinée et le roman graphique (en anglais “graphic novel”). On y retrouve bien les cases classiques, mais celles-ci se répondent souvent en débordant les unes sur les autres parfois jusqu'à disparaitre, esquissant un dessin général créé par l'accumulation.

La réalité et l'imaginaire se mélangent maintes fois dans les dessins de Rebecca: un personnage apparait dans un fauteuil, un souvenir suit une scène de concert, les corps se déforment, les cases s'arrondissent. Cela confère à cette histoire une note onirique et un rythme vertigineux via quelques tactiques visuelles qui font l'originalité du travail de l'illustratrice.
Par exemple, la mère de Julia, récemment euthanasiée, est omniprésente dans ses pensées, représentées graphiquement dans des flashbacks qui répondent à des scènes de vie réelles.

En quatrième de couverture, une impression de gravure représente une scène de balançoire, pendant laquelle la fillette, dans les airs, donne un coup de pied accidentel à la femme qui la pousse.
Julia, est étudiante aux beaux-arts. On la voit présenter péniblement ses travaux face à des étudiant.es et un professeur peu réceptif.ve.s, qui lui suggère de faire autre chose. En effet, elle grave obsessionellement jusque au mur de sa maison et on retrouve des images au sujet similaire -un rapport mère-fille malaisant- tout au long du livre, en pleine page, entrecoupant le fil de l'histoire. C'est une très belle mise en abîme du travail du personnage, produit en réalité en lino par Rebecca qui venait de recevoir une nouvelle presse. Ici la gravure est aussi une métaphore, dans le sens de fouiller un état psychologique, approfondir certaines questions, et rappelle l'inflamation nasale dont souffre l'héroïne depuis l'enfance à force de se curer le nez -et on imagine que ses consommations ne vont pas l'améliorer.

Au delà de sujets comme le suicide, légal et assisté ou non, le deuil, la relation mère-fille et la filiation en terme de pathologies, l'autrice amène une problématique qu'elle a elle même constaté: la balance est difficile et la frontière est floue entre luttes sociales et combats personnels. A travers la rencontre de Julia avec le milieu activiste, Flem interroge le rapport au groupe, le soutien entre camarades, l'amitié accrue au sein d'une mouvance politique et relie le corps physique et psychique au corps social.
Bien que l'histoire soit entièrement fictionnelle (TWspoil: l'abandon de Julia par les membres du groupe), Rebecca s'est inspiré de sa propre expérience dans les milieux alternatifs bruxellois pour construire le contexte dans lequel son personnage évolue. Canadienne débarquée dans la capitale européenne il y a quelques années, elle a notament fait partie d'un groupe féministe d'action directe et a été bénévole pour une salle de concert autogérée. Certains évenements réinterprétés dans Flem ont vraiment existé, les cases où apparaissent des endroits toujours existants ou disparus créerons certainement une petite réminiscence à celleux qui les ont vécu ou habité.

Pour finir sur une note plus personnelle, en tant qu'artiste visuelle et performeuse politisée, l'édition de cette histoire est précieuse pour moi car elle (p)ose des questions qui me meuvent, comme mon rapport au monde en tant que femme ou l'intervention spectaculaire comme outil de lutte sociale, mais aussi car elle témoigne avec un graphisme intense d'une période que j'ai vécue dans une Bruxelles effervescente sur la scène culturelle activiste et féministe.

En référence aux mises en abime qu'utilise Rebecca dans ses dessins et à certains éléments de son histoire, j'ai photographié ce livre avec des objets relatifs aux souvenirs qu'ils m'évoquent.

La version française de “Flem” est publiée depuis 2020 aux éditions L'Employé du Mois sous le titre '“Morveuse” (avec une couverture différente mais tout aussi parlante).

Par Morgane Wadbled
Travail réalisé dans le cadre du cours d’actualité de l’édition et du multiple à l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles, 2020, license CC-BY-SA.