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publications hybrides

Trouble dans le genre ­— pédagogie alternative de l’édition hybride

Bienvenue dans un monde où les frontières entre les genres et les formats de publications s’entremêlent.

Plus qu’une série de catégories distinctes et successives, l’histoire des publications est une histoire d’évolutions, d’hybridations et de mélanges. Chaque nouvelle forme et technologie développée coexiste avec les formes qui la précèdent et change leur écosystème commun, en même temps que les pratiques qui les activent.

Si dans le passé certaines formes ont gagné un statut et une légitimité particulière, le récent développement de multiples formes et platformes de publications a permis à certains modes de transmission de refaire surface. Aujourd’hui, les différents formats de publications digitaux et hybrides permettent l’inclusion de formes longtemps déconsidérées et rejetées de l’écriture de l’histoire « officielle », comme l’ont été les formes de transmission orales. Bien que ces rapports de hiérarchie soient encore opérants dans beaucoup de domaines, l’intégration d’images en mouvement et de sons, rendent présentes des formes orales, des mouvements et des corps aux côtés de textes et d’images.

Les nouvelles formes de publications hybrides, apparues ces dernières années ont fait exploser la notion de publication telle qu’elle existait aux périodes d’exclusivité du format livre papier.

hybrides

L’édition ou publication hybride est un terme qui permet de penser des formes de publications coexistant sous plusieurs formats — imprimés, oraux, digitaux… — où les contenus peuvent exister simultanément sous plusieurs formes différentes et complémentaires, remettant en jeu ce qu’est une « publication ».

Les pratiques de publications hybrides ne sont pas exclusivement liées aux technologies digitales. Elles ont probablement toujours existé, comme par exemple dans les pratiques du colportage, de la lecture à voix haute, dans les moments de traductions, de collages et de remix. Dans les années 90, les publications du collectif LTTR investissent une multitude de formes, imprimées (sur différents formats), audio, objets, performatives. Certaines contributions sont des objets, d’autres ont été imprimées et enregistrées au format audio, et toutes sont aujourd’hui archivées sur un site internet, ajoutant un support de plus pour la diffusion de leur contenu.

LTTR #2, “Listen Translate Translate Record”, 2003. Édition et schéma de la version bootleg en PDF téléchargeable en ligne sur www.lttr.org. LTTR a un accronyme hybride : au fil des projets, LTTR est Lesbians to the Rescue (sous-titre du magazine LTTR numéro 1, 2002), Listen Translate Translate Record (sous-titre du magazine numéro 2, 2003), Let’s Take The Role (titre d’une exposition à The Kitchen, 2005), Lesbians Tend to Read (marque-page, Radical Read-Ins résidence à Printed Matter, et multiple dans le magazine numéro 4, 2005).

Access to tools

En parallèle au développement des technologies et des formats de publications, l’accès aux moyens de production évolue. Qui développe ces outils, et qui peut les utiliser?

Historiquement, en occident, l’accès au statut d’« Auteur » et d’« éditeur » est le privilège d’une partie restreinte de la population, de même que l’accès aux outils de production des livres (imprimerie, typographie…), qui ont été et restent encore majoritairement dans des mains d’hommes, blancs, de classe aisée.

Dans les années 1970-1980, le mouvement des presses alternatives• a permis le développement d’ateliers d’impression gérés par des personnes qui avant y avait difficilement accès : personnes de la classe ouvrière, personnes racisées, femmes… Ce mouvement de ré-appropriation des moyens de production d’imprimés a été facilité par le développement de techniques d’impression plus abordables qu’auparavant, comme de petites presses offset, et la sérigraphie.

Publicité dans la revue Vlasta #4, spécial Monique Wittig, 1985.

À plus petite échelle, l’arrivée de la photocopieuse•• a également bouleversé l’accès aux moyens de production d’imprimés. Des mouvements militants travaillant à l’intersection entre activisme et art, comme ACT-UP, Lesbian Avengers, Gran Fury et fierce pussy, en ont fait un de leurs moyens d’expression de prédilection.

Aujourd’hui, avec internet et le web 2.0, l’accès à la publication et à la distribution de contenus s’est multiplié sans précédent. Et pourtant, les conditions de cet accès (moyens économiques, éducation, censure) font qu’il reste encore beaucoup de voix qui ne peuvent toujours pas s’exprimer

En marge de l’édition officielle, légitime, ont toujours existé des pratiques alternatives, s’appropriant les outils de publication pour faire circuler des idées et rassembler des communautés. Livres de colportage, pamphlets, samizdat, zines et blogs, ont ainsi toujours contribué à former des contre-points aux formes d’édition majoritaires.

Les nouvelles technologies, arrivant comme des alternatives aux systèmes établis, ont aussi été des portes d’entrée pour des personnes ou des sujets non représentés par les formes légitimes. Les histoires de Béatrice Warde (qui a pu gagner son statut de chercheuse puis d’experte en typographie grâce à son entrée par la petite porte de la bibliothécaire, son travestissement, et ses publications hybrides), de Zuzana Licko (pionnière de la typographie digitale à ses tout débuts, alors qu’elle était considérée comme un outil indigne par les typographes, quasi exclusivement masculins de l’époque), et le texte « La Drag Queen à l’époque de sa reproductibilité technique » de Mark Leger, en sont exemplaires.

Mark Leger, “The Drag Queen in the Age of Mechanical Reproduction”, automne 1989, Out/Look. Tout le magazine est disponible en PDF sur le site Independent Voices.

Éditions cyborg — « une fiction qui change le monde »

Dans le Manifeste Cyborg, écrit en 1985, Donna Haraway invite les féministes à s’emparer des nouveaux outils digitaux, et de la figure de cyborg — née dans le contexte de la guerre des étoiles, représentée par Hollywood, puis réappropriée dans son Manifeste féministe — pour créer des alliances et penser au delà des binarités : humain-machine, nature/machine, humain/nature, humain/animal, femme/homme. Ici, on pourrait repenser les dichotomies écran/papier•••, développement d’outils/travail graphique…

« [Donna Haraway] recommande le blasphème, l’ironie et l’humour comme moyens de subversion des pratiques culturelles entourant la science, la technologie, et le féminisme-socialiste, en même temps qu’elle démonte et ré-assemble leurs codes. Elle offre du plaisir, le plaisir de devenir compétent.e dans l’utilisation de nouveaux outils techno-scientifiques et les opportunités qu’ils présentent. » Lynn Randolph, “Modest Witness, A Painter’s Collaboration with Donna Haraway”.

Liés dans une danse commune, les outils de graphisme et de mise en page sont eux aussi dans ce constant état d’évolution. Les logiciels libres nous invitent à nous emparer de nos outils de productions graphiques, et à repenser les relations en présence dans les écosystèmes du graphisme.

Mise en page HTML et CSS — pour l’écran et l’impression

Depuis qu’il est possible d’exporter des PDFs à partir d’une page web, les outils originellement développés pour la mise en page web (sur écran), comme le HTML, le CSS et le Javascript, sont devenus une alternative aux outils existants pour faire des mises en page exportées en PDF pour l’impression.

Faire de la mise en page dans un navigateur web et avec des langages HTML et CSS permet non seulement de travailler de manière cartésienne, avec des pages « fixes », aux contours bien définis, dans lesquelles les contenus sont positionnés également de manière « fixes », comme avec les logiciels de mise en page Scribus, InDesign et QuarkXPress. Mais il est aussi possible de travailler avec les propriétés spécifiques aux écrans, à savoir leur potentiel à s’adapter aux différents formats et reformattages des fenêtres de visualisation, leur interactivité, etc.

Il devient alors possible de travailler plusieurs formats sur base de la même source, stylée différement pour les différents écrans et formats papier.

Potentiels des outils de mise en page HTML et CSS

Les langages HTML, CSS et Javascript sont sous license libre, ce qui permet non seulement de les utiliser pour faire de la mise en page, mais également de créer des outils de mise en page à partir de ces langages, et de les diffuser.

La page posterator, créée par Maxim Farner et Pauline Scuderi lors du workshop « specimens hybrides » à l’Eracom (Lausanne, Suisse).

Travailler avec ces outils permet également d’établir une chaîne de travail basée sur une source principale, dans un écosystème libre, standard et durable :

Concluons avec une autre représentation qui peut nous aider à penser ces nouvelles formes de publications, leurs outils et relations :

Lynn Randolph, illustration pour la couverture du livre de Donna Haraway “Simians, Cyborgs and Women”, 1991 (deuxième édition).

« Cela veut dire construire et détruire les machines, les identités, les catégories, les relations, les légendes de l’espace. »

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Notes et références

Version 0.1, CC-BY-SA, assemblée et mise en ligne le 4 avril 2018 par Loraine Furter