27.05.2022
Le nûshu
女书
Une écriture inventée par les femmes, pour les femmes
Pendant des siècles sous le régime de la Chine impérialiste, les femmes n’étaient pas autorisées à aller à l’école ni à recevoir une éducation à proprement parler : elles n’avaient pas le droit d’apprendre « la langue des hommes ».
Dans la province de Hunan, au sud-est de la Chine, se trouve Jiangyong, une contrée particulièrement isolée du reste du pays. C’est dans cet endroit du monde que filles, mères et grand-mères, développèrent un système d’écriture pour communiquer entre elles et pallier l’illettrisme dans lequel le système impérial chinois les avait enfermées.
Sur l’image, une série de caractères inspirés du chinois classique, mais plus filiformes. Surnommés « pattes de moustique » pour sa finesse, ils sont l’expression de l’écriture « nûshu », un système d’écriture créée par les femmes, pour les femmes. Le terme est la transcription phonétique du chinois nu (女) et shu (书) qui signifient respectivement ‘femme’ pour nu (女) et ‘écriture’ voire ‘livre’ pour shu (书). Cette écriture syllabique comprend entre 600 et 700 symboles qui sont des prononciations, contrairement aux caractères chinois qui sont à la fois prononciation et signification.
Pour vous qui lisez ce texte, l'apprentissage de la lecture et de l'écriture vous semble peut-être concerner tout le monde, mais ce n'est et n'a pas toujours été le cas. Que faire quand on ne peut aller à l’école pour apprendre à lire et écrire ? Comment garder contact avec ses amies lorsqu’un mariage nous emmène dans une autre contrée ? Comment raconter la vie d’une femme ? C’est pour répondre à ces questions que l’écriture nûshu fut imaginée. 1 Dans les mots qui leur appartenaient, les femmes relataient les expériences difficiles qu’elles avaient vécues : mariage forcé, enfant perdu, vivre loin de ses proches… Il était courant d’aller voir une autre femme qui maîtrisait le nûshu, et de lui raconter son histoire, afin qu’elle la couche sur le papier. Il s’agit non seulement d’écrire et d’extérioriser, mais aussi et surtout d’être entendue et consolée par une amie. Par conséquent, la littérature nûshu a la vie des femmes comme thème principal. 2
De nombreuses légendes entourent la naissance de cette écriture dont les premières traces remontent au IXe siècle. Toutes impliquent des jeunes épouses, assez peu enchantées par leur mariage, cherchant un moyen de garder un lien avec leurs « soeurs jurées ». Ces relations particulières, empreintes de sororité, débutaient à partir de dix ans. Les jeunes filles pouvaient alors choisir de se marier à une ou plusieurs soeurs jurées, avec lesquelles elles pourraient rester en contact tout au long de leur vie.
Encore à ce jour, le nûshu est le seul système d’écriture avéré qui fut créé et utilisé uniquement par des femmes, transmis entre elles, de main à main. Nombre de ces symboles sont modelés par l’utilisation de la broderie, de la couture… Des activités « féminines » qui permettaient de détourner l’outil de l’aiguille ou du crochet pour en faire un moyen de communication. Ainsi peut-on retrouver des poèmes, extraits de vie, pensées, peints, écrits ou brodés en nûshu sur des éventails, des broderies, des vestes…
La dernière utilisatrice de nûshu, Yang Huanyi, ultime détentrice de cette connaissance, est décédée le 20 septembre 2004 à 98 ans, mettant un point final à cette traditionnelle transmission d’éducation par la sororité. Une disparition qui se concrétisait au XXe siècle avec la scolarisation obligatoire des filles et la Révolution culturelle chinoise dont le pouvoir communiste a considéré que le nûshu était une écriture subversive, de « sorcière » 3.
Aujourd’hui redécouverte par les linguistes, elle fait l’objet d’un regain d’intérêt, comme le montrent la création du Musée du nûshu 4 ainsi que la digitalisation de quelques rares documents écrits. Mais surtout la création d’une « fonte » nûshu sans serif en 2017 par la graphiste Lisa Huang 5. De quoi maintenir cette écriture vivace.
Notes
Marie Thieffry
Travail réalisé dans le cadre du cours d’histoire du livre, illustration et graphisme à l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles, 2022.
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