13.05.2022
Les livres d’heures noirs
Les livres d’heures sont des livres religieux enluminés, apparus en France et dans le Sud des Pays-Bas dans le courant du XIIIe siècle. Recueils de prières suivant les heures de la journée, ils étaient autrefois destinés à de riches fidèles catholiques laïcs (ne relevant pas de la hiérarchie religieuse).
Je me suis ici intéressée à des livres d’heures tout à fait particuliers que l’on appelle les livres d’heures noirs du fait de la teinte noire du papier velin avec lequel ils ont été fabriqués. Ces livres d’heures noirs sont spécifiquement flamands et datent pour la plupart du XVe siècle. Très peu de ces livres sont parvenus jusqu’à nous – seuls 5 totalement teintés en noir demeurent aujourd’hui. Cet emploi inhabituel du noir en fond de manuscrit m’a questionnée et j’ai donc orienté mes recherches autour de cette question.
Leur couleur noire était obtenue par trempage du papier ou du parchemin dans des bains de teinture ferro-gallique, c’est-à-dire une encre noire faite à partir de sels métalliques, en particulier de sulfate ferreux, mais également de sulfate de cuivre et de divers tanins d’origine végétale. Cette encre, très utilisée en Europe entre les XIIe et XIXe siècles, est particulièrement corrosive (très acide) et abîme le support sur lequel elle est apposée, rendant très difficile la conservation de la plupart des manuscrits. Ceci pourrait expliquer le si petit nombre de livres d’heures noirs subsistant de nos jours. C’est aussi une encre qui finit par disparaître du fait de son oxydation au fil des siècles. Son procédé très onéreux pourrait aussi expliquer la rareté des livres d’heures noirs.
C’est pour la Cour de Bourgogne (880-1477) que la plupart des livres d’heures noirs ont été réalisés, en particulier sous le règne de Philippe Le Bon (1396-1467). Cette dernière occupait alors les Pays-Bas et la Flandre. Philippe Le Bon avait un goût tout particulier pour la couleur noire. Il est en effet connu pour n’avoir porté quasiment que du noir tout au long de sa vie à partir de la mort de son père en 1419.
Selon la tradition occidentale, nous associons le port du noir au deuil. Or pour la chercheuse Sophie Jolivet, qui s’appuie également sur les travaux de l’historien Michel Pastoureau, ce n’est pas la seule explication au goût prononcé de l’époque pour le noir. En effet, la couleur n’aurait pas été à l’époque, et ainsi dans les livres d’heures noirs, nécessairement associée aux ténèbres et à la mort. Au contraire, au tout début du XVe siècle et avant cela, le noir est une couleur à la mode, importée d’Italie, portée notamment les jours de fête. C’est-à-dire que le noir est certes une couleur de deuil mais qu’elle est aussi portée en dehors du deuil, en témoigne la cour de Philippe Le Bon, et en témoigne aussi notre époque contemporaine. Elle est en somme valorisée comme une couleur pieuse. Les Dominicains qui entourent le Prince sont vêtus de noir sur blanc. Elle souligne également la richesse par des tissus denses, riches, luxueux (fourrures, soieries), comme en témoigne le portrait ci-dessus de Philippe Le Bon qui assoit son pouvoir par l’image à travers la beauté et la profondeur du noir.
La manière dont la couleur noire est portée sur les vêtements rappelle d’ailleurs les manuscrits en question. En effet, aux fonds noirs des manuscrits ou des vêtements s’ajoutent des fils de tissus ou d’encre d’or et d’argent.
Nous retrouvons ici les encres d’or et d’argent souvent utilisées dans ces productions de cour. La palette est réduite avec seulement du bleu, du rose, du vert. L’usage de l’or sur un fond noir et d’une palette réduite renforce l’effet d’éclat tout à fait particulier de ces manuscrits et la richesse visuelle qui en émane. Il me semble que les livres d’heures noirs sont intéressants à l’égard de cette économie dans les couleurs qui les rend extrêmement esthétiques et efficaces visuellement. On remarque même sur certains livres d’heures noirs que les formes se dessinent seulement par leurs valeurs fortes c’est-à-dire par leurs contrastes voire par la simple bordure des formes. Cela crée une forte impression visuelle de profondeur et de rapport aux couleurs qui marque l’esprit.
L’idée que le noir est aussi une couleur de lumière traversera toute l’histoire de l’art jusqu’aux époques plus proches de nous, avec des peintres tels que Henri Matisse ou Pierre Soulages.
Sources
Marguerite Caux
Travail réalisé dans le cadre du cours d’histoire du livre, illustration et graphisme à l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles, 2022.