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histoire·s

1151
Hildegarde von Bingen

Partition d’Hildegarde : Ordo Virtutum (1151) Le système de notation médiéval utilise les neumes, des notes placées relativement à une ligne de base, donnant des indications sur les inflexions de voix.

28.05.2021

Écriture musicale : Hildegarde von Bingen et Brian Eno

Ce qui m’a frappé dans la musique d’Hildegarde von Bingen, c’est d’abord la partition. Pour l'œil habitué à la notation musicale standardisée dans le monde occidental, les partitions médiévales du XIIème siècle, réalisées sur parchemins, semblent aussi familières qu’étranges. Évoquant tantôt maladresse, tantôt subtile habileté graphique, elles suggèrent en général une grande liberté d’interprétation. Et de fait, les enregistrements contemporains de la musique d’Hildegarde font état d’une grande liberté mélodique d’improvisation, d’un ambitus (écart entre la note la plus grave et la note la plus aigüe) très large, et de long mélismes (vocalises sur une même syllabe) : tout indique une grande spontanéité musicale.

Près de huit siècles plus tard, c’est cette liberté que rechercheront des compositeurs de l’époque moderne tels que Karlheinz Stockhausen, John Cage ou encore Brian Eno. Chacun à leur manière, ils remettent en question l’hégémonie du système de notation musical occidental, et proposent des systèmes libres, faisant appel à l’intuition et l’interprétation, plutôt qu’à la capacité d’exécution de musicien·ne·s formé·e·s académiquement. La partition donnée en exemple ci-dessus est de Brian Eno, pour son album Music for Airports (1978). La ressemblance graphique avec le système de notation qu’utilisait Hildegarde m’interpelle. Ces deux œuvres ont-elles plus encore en commun ?

Hildegarde von Bingen passe l’essentiel de sa vie au couvent bénédictin de Disibodenberg en Allemagne, dont elle devient supérieure à l’âge de trente-huit ans. Fondatrice de plusieurs communautés, autrice de traités théologiques et de médecines, son influence est inédite pour une abbesse bénédictine. Ses visions mystiques attirent des pèlerin·e·s de toute part, et ses compositions, remarquables dans leur prolixité et leur originalité pour l’époque, font d’elle l’une des seules femmes compositrices connue de l’histoire de la musique avant le XXème siècle. La partition montrée ici est tirée d’Ordo Virtutum (« le Jeu des Vertus »), le plus ancien drame musical qui nous soit parvenu, qu’elle compose en 1151. En tant que femme à l’époque médiévale, Hildegarde n’a reçu aucune éducation musicale. Ses compositions lui sont révélées dans un état de transe divine, qu’elle retranscrit avec l’aide de moines copistes grâce au système des neumes, par lequel les notes sont indiquées de manière relative à une ligne de base (la ligne rouge). Malgré ses grandes connaissances, elle entretient régulièrement l’image d’une « femme inculte » : ses visions mystiques étant par essence transgressives et donc suspectes, elle affirme ainsi la pureté de ses intentions. Destinée à la prière, et fruit d’une spiritualité passionnée, la musique d’Hildegarde se distingue par sa dimension méditative, qu’elle envisage comme un écho aux chants célestes de ses visions.

Partition de Brian Eno : Music for Airports (1978). Eno a créé son propre système de notation : chaque symbole représente une phrase ou un motif musical.

Brian Eno, lui aussi, se décrira comme un « non-musicien ». N’ayant pas reçu de formation musicale académique, il utilise des symboles de sa confection pour indiquer la répétition des motifs, et soutient que son activité créative est de l’ordre de l’expérimentation, et non de la composition. Ainsi la justification de son activité musicale se trouve, lui aussi, hors des confins de l’art académique. Souvent appelé « père de la musique ambiante », sa pièce Music for Airports est destinée à être jouée dans les aéroports, pour accompagner les voyageurs en transit, dont un entre-deux n’est pas sans rappeler l’intermédiaire entre le monde humain et céleste que recherchait Hildegarde dans sa musique.

Les deux pièces, séparées par plus de huit siècles, se rejoignent ainsi dans leur dimension méditative, ainsi que leur liberté d’improvisation, guidées par un système de notation qui laisse une place contrôlée au hasard. L’absence de formatage à l’écriture musicale des deux artistes « visionnaires » leur a laissé l’espace créatif pour expérimenter graphiquement et, par conséquent, musicalement.

Sources (texte):

Sources (images) :

Evangéline Durand-Allizé

Travail réalisé dans le cadre du cours d’histoire du livre, illustration et graphisme à l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles, 2021.